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Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961
par Charlotte Nordmann
mercredi 23 mars 2011]
1. Le Contexte
En 1961, la nécessité d’une solution négociée au conflit algérien s’est imposée. Des négociations ont été officiellement ouvertes entre le gouvernement français et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne le 20 mai 1961. Il est hors de doute pour les participants que les négociations aboutiront à l’institution d’un État algérien indépendant : les discussions portent sur les conditions exactes de l’indépendance. Et pourtant c’est à partir de l’été 1961 qu’eurent lieu les plus terribles violences que connut le territoire métropolitain pendant la Guerre d’Algérie. C’est cette contradiction que met en évidence l’examen des faits qui ont conduit aux massacres du 17 octobre 1961.
En 1961, Maurice Papon est préfet de police de Paris. Nommé à ce poste en 1958 sous la IVème République, il y a été maintenu par le président De Gaulle. Lorsqu’en 1958 M. Papon est nommé préfet, à la suite de violentes manifestations de policiers parisiens, sa recommandation est "l’efficacité" dont il a fait preuve lors de son mandat de préfet à Constantine. De 1956 à 1958, en tant que préfet et IGAME pour les départements de l’Est algérien, il a instauré un système de répression dans lequel la torture est systématique, les exécutions sommaires courantes. Lorsqu’il est nommé préfet de police à Paris en 1958, il répond à une campagne d’attentats menés en métropole par le F.L.N. en organisant des rafles massives de « Français musulmans d’Algérie ». Les violences à l’encontre de la population nord-africaine de Paris s’institutionnalisent : le préfet de police crée la Force de police auxiliaire, constituée de harkis, qui pratique la torture ; il fait ouvrir le Centre d’Identification de Vincennes, où peuvent être internés, sur simple décision administrative, sans jugement, les Nord-Africains « suspects ». M. Papon va jusqu’à instaurer, le 1er septembre 1958, un couvre-feu pour les Nord-africains. Boycotté par le F.L.N., il tombe peu à peu en désuétude. Au cours des opérations de police, des internements, des rafles et des "contrôle" par les harkis, des hommes disparaissent. De nombreuses plaintes sont déposées, pour torture, pour meurtre ; malgré l’accumulation de témoignages accablants, malgré les constatations de sévices par des médecins, malgré le nombre de disparitions, aucune plainte n’aboutira. Toute la population nord-africaine de la région parisienne souffre de ces rafles systématiques et de la violence des harkis qui patrouillent dans les quartiers qu’elle habite, par exemple dans le 18ème ou le 13ème arrondissement.
Ces violences s’ajoutent à la condition extrêmement dure qui est faite par ailleurs aux travailleurs nord-africains en métropole. Dans leur très grande majorité, ce sont des célibataires que de grandes firmes industrielles françaises ont fait venir par contingents : la France manque de main d’œuvre et les populations rurales d’Algérie ou du Maroc constituent une force de travail docile. Ils vivent dans des hôtels à Paris ou dans des bidonvilles, comme à Nanterre. La surpopulation et l’isolement forcé qu’ils subissent tiennent à la fois à leur pauvreté et au refus des propriétaires français de leur louer des appartements. Les Algériens « immigrés » en métropole sont très strictement encadrés par le F.L.N. Cela signifie en particulier que tous sont contraints de cotiser - ceux qui refusent risquent la mort.
2. D’août 1961 au couvre-feu d’octobre
En août 1961, les rafles et les perquisitions s’intensifient, les violences et les détentions arbitraires, au faciès, se multiplient. Ce redoublement de l’offensive policière se produit alors que le F.L.N. a cessé ses attentats à Paris et en banlieue depuis plusieurs semaines. Les attentats de l’O.A.S. deviennent au même moment de plus en plus nombreux, visant parfois des hôtels où vivent des Algériens. Fin juillet 1961, les négociations entre le gouvernement français et le G.P.R.A. ont achoppé sur la question du Sahara, la France contestant la souveraineté du futur État algérien sur cette région. En août 1961, le président Charles de Gaulle est prêt à céder sur cette question d’importance pour relancer les négociations. Il entend en même temps être en position de force pour négocier. C’est le sens de son geste lorsque, fin août 1961, il démet de ses fonctions le Garde des Sceaux Edmond Michelet, favorable depuis longtemps à la négociation avec le F.L.N. Il cède ainsi à la pression de son Premier ministre Michel Debré, lequel est profondément partisan de l’Algérie française. En renvoyant Edmond Michelet, il signifie qu’il accepte le durcissement de la répression contre les « Français musulmans d’Algérie » .
Le F.L.N. décide, fin août 1961, de reprendre sa campagne d’attentats en métropole. Les policiers sont visés ; onze d’entre eux seront tués et dix-sept autres blessés de la fin août au début octobre 1961. A la suite de ces attentats, trois organisations syndicales de policiers, dont la principale, se constituent en un « Comité permanent de coordination et de défense » et exigent du pouvoir des exécutions de condamnés à mort et un couvre-feu pour les Nord-africains A partir de septembre 1961, des rafles massives sont organisées . Au cours de ces rafles, des personnes disparaissent. C’est aussi à partir de septembre que l’on commence à entendre parler de cadavres de Nord-africains retrouvés dans la Seine. À la pression des policiers, qui parlent de « se faire justice soi-même », M. Papon répond par un discours sans ambiguïté : le 2 octobre, aux obsèques d’un policier, il déclare : « Pour un coup rendu, nous en porterons dix », puis, plus tard, il assure les policiers que, s’ils tirent les premiers, ils seront « couverts » . Le 5 octobre, il instaure un couvre-feu pour les « Français musulmans d’Algérie ». Malgré les dénégations du ministre de l’Intérieur, ce couvre-feu raciste institutionnalise la confusion entre « Algérien » et criminel.
3. La manifestation
Le F.L.N. décide d’organiser un boycott du couvre-feu. Une circulaire du 7 octobre met fin à la campagne d’attentats en métropole : il s’agit par ce boycott de changer entièrement de stratégie et de renverser l’opinion publique française. Alors que les attentats s’inscrivaient dans une logique de clandestinité et de guerre, le boycott du couvre-feu doit prendre la forme d’une manifestation pacifique de masse, au grand jour. La manifestation doit avoir lieu dans tout Paris, le long des artères principales de la ville. Tous doivent y participer, les familles entières. Les manifestants ont la consigne de ne répondre à aucune provocation, à aucune violence ; des cadres du F.L.N. les fouillent avant la manifestation pour s’assurer qu’ils n’ont rien qui puisse servir d’arme. Tous les Algériens de la région parisienne doivent participer à la manifestation, sous la contrainte si nécessaire : il s’agit non seulement pour la Fédération de France du F.L.N. de démontrer son emprise sur les Algériens en métropole, mais aussi de faire exister aux yeux des Français le peuple algérien. À l’institutionnalisation de l’arbitraire et du racisme, il faut répondre par la revendication d’une existence politique. Les dirigeants de la Fédération de France estiment que la répression qui ne peut manquer de s’abattre sur les manifestants mettra en lumière la violence du pouvoir et la légitimité de la lutte du peuple algérien pour son indépendance.
Au matin du mardi 17 octobre, la police sait qu’une manifestation de masse se prépare ; des cars de police quadrillent la ville, des policiers cernent les bouches de métro aux portes de Paris, prêts à arrêter les manifestants. Aux portes de Paris, à la sortie des métros Étoile, Opéra, dans les couloirs de la station Concorde, sur les Grands Boulevards, les manifestants seront systématiquement matraqués, à coups de crosse, de gourdin, de bâton, souvent jusqu’à ce qu’ils s’effondrent. Les policiers frappent au visage, au ventre, des manifestants qui ne font montre à aucun moment d’aucune violence ni d’aucune résistance. Sur le boulevard Bonne-Nouvelle, au pont de Neuilly, au Pont-Neuf d’Argenteuil et en d’autres lieux, les policiers tirent sur les manifestants. Sur les ponts aux portes de Paris et sur le pont Saint-Michel, des hommes sont précipités à la Seine. En plein Paris et pendant plusieurs heures se déroule une véritable chasse au faciès, à laquelle la population parisienne assiste et collabore même parfois. Le préfet de police M. Papon suit toutes les opérations et se rend lui-même à l’Étoile, pour constater leur « bon déroulement ». Il a aussi connaissance de toutes les liaisons radio de la police. Il sait donc que de faux messages d’information circulent selon lesquels des policiers auraient été tués. Il ne les démentira pas.
Plus de dix mille Algériens sont interpellés. Ils sont internés au palais des Sports, au Parc des Expositions, au stade de Coubertin, au Centre d’Identification de Vincennes, pendant près de quatre jours. Quatre jours pendant lesquels les violences continuent. A leur arrivée, les manifestants sont systématiquement battus. Dans l’enceinte des lieux d’internement, on assiste à des exécutions et nombreux sont ceux qui meurent de blessures non soignées. Au lendemain de la manifestation, le bilan officiel est de deux morts algériens. Il fait état de « tirs échangés » entre la police et les manifestants. Malgré les efforts de quelques parlementaires, le gouvernement empêche la création d’une commission d’enquête. Aucune des plaintes déposées n’aboutira.
S’il n’est pas possible de déterminer exactement combien d’Algériens furent tués le 17 octobre 1961 et les jours qui suivirent, il reste que le chiffre de plusieurs centaines de morts, avancé par J-L. Einaudi dans son livre La Bataille de Paris à partir de l’étude de registres de cimetières, de témoignages et de documents internes du F.L.N., est le plus vraisemblable. De nombreuses archives administratives qui auraient été essentielles au dénombrement des victimes ont aujourd’hui disparu. Ceci explique pourquoi le rapport Mandelkern - commandité par le gouvernement et rendu public en 1998 - et le livre de J-P. Brunet, qui tous deux se fondent sur les archives existantes de la préfecture de Police, concluent à un nombre de morts bien inférieur - autour d’une quarantaine. Le rapport Mandelkern reprend du reste à son compte la version selon laquelle des tirs auraient été échangés entre les manifestants et la police.
Charlotte Nordmann