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Les Algériens au Parc des Expositions

Novembre 1961, Vérité-Liberté n°13.

mercredi 23 mars 2011]

Un soldat du contingent nous a adressé le récit de ce que ses camarades et lui ont vu au parc des Expositions dans les journées qui ont suivi le 17 octobre.

Nous pénétrons dans le parc des Expositions [les Algériens ont été transférés du palais des Sports au parc des Expositions dans la nuit du mercredi au jeudi, un concert du chanteur américain Ray Charles devant avoir lieu vendredi au Palais] par un porche où un grand nombre de policiers monte la garde. Une agitation intense règne à l’extérieur du parc. Des cars de police arrivent ou repartent accompagnés de motards ; des policiers armés discutent par petits groupes ou circulent. , porteurs d’ordres ou de consignes ; des inspecteurs en civil, dossiers sous le bras, fendent la foule ; à la limite de la zone éclairée, des ombres casquées, fusil à l’épaule, surveillent les va-et-vient continuels. Sous le porche, à droite en entrant, une pièce est aménagée en salle de photographie ; sur la gauche, un réduit sombre où, mercredi, un camarade a vu six corps allongés. Par le porche, nous débouchons sur l’immense parc violemment éclairé. Un brouillard de poussière trouble la vue : le sol est recouvert de sable et de terre mélangés que des milliers de pas ont soulevé. Une sourde rumeur plane sur cette foule, mais l’oreille est surprise d’entendre si peu de bruit. Les grilles servant à maintenir la population lors des cérémonies officielles délimitent des parcs de quinze à vingt mètres de côté, séparés par des couloirs de trois à quatre mètres de large, où circulent les gardiens armés de fusil ou de pistolet-mitrailleur, chargeurs engagés. À l’intérieur de ces parcs, huit cents à mille Algériens attendent, les uns debout, pressés contre les grilles, les autres couchés à même le sol, blottis les uns contre les autres pour lutter contre le froid. Des waters de campagne, installés autour du parc contre les murs, répandent une odeur nauséabonde. Sur la droite en entrant, une tente de dix personnes sert d’infirmerie et d’hôpital. À gauche, quatre à cinq rangs de tables couvertes de dossiers constituent le centre de triage. Un haut-parleur permet de diffuser les ordres.

Le déchargement

Un car de police vient d’arriver bourré de musulmans. Un camarade me fait signe ; nous sortons devant le Palais pour assister discrètement au "déchargement ". Vingt à trente policiers disposés en deux haies latérales derrière le véhicule sont chargés d’orienter les Algériens vers l’entrée : entre leurs mains, matraques en bois, en caoutchouc, planches de bois, nerfs de bœuf. À l’intérieur du car, un policier pousse les prisonniers à coups de crosse de fusil ou de mitraillette ; s’ils ne vont pas assez vite, les policiers qui les attendent au bas du marchepied les tirent violemment et les font tomber sur le béton. Les Algériens se présentent à la porte arrière des cars, sous la lumière aveuglante des projecteurs. Ils ont quinze à vingt mètres à franchir, mains sur la tête, entre le véhicule et l’entrée. Dès leur descente, ils sont frappés à coups de matraque, de nerfs de bœuf, de crosse. Ceux qui, épuisés, tombent sur le ciment, ont droit aux coups de pied dans le ventre, dans les parties, sur la figure. Pour échapper aux coups les Algériens se mettent à courir, un croc-en-jambe les arrête. D’autres, précipités sur le ciment, ne se relèvent pas ; ils sont négligemment repoussés sur le côté. Nous en distinguons, grièvement blessés, qui se traînent sur les genoux sous la pluie des coups ; des jeunes se font casser les doigts et les avant-bras en se protégeant la tête ; une crosse de fusil se brise comme du bois sec sur le dos d’un musulman ; le policier se retire avec un air déçu. Les hurlements de peur et de souffrance poussés par les Algériens achèvent de rendre cette scène irréelle. Un camarade, écoeuré, part vomir à l’écart.

Ces quinze mètres franchis, les Algériens sont fouillés par des " bâtons blancs " de la police parisienne. Briquets, lunettes, montres, ceintures, limes à ongles sont jetés pêle-mêle dans un coin. Souvent l’argent est subtilisé en douce. Aucun inventaire individuel n’est dressé. Les objets jetés, peu à peu recouverts de poussière, piétinés, deviennent rapidement inutilisables. Des brocanteurs amateurs apparaissent bientôt. Qui pourrait les empêcher d’opérer ?

La fouille achevée, les Algériens sont orientés aussitôt - sans recevoir les soins urgents que beaucoup réclament - vers les différents parcs. De nouveaux coups contraignent les plus indolents à sauter les barrières en vitesse. L’ensemble des opérations, de l’arrivée du car à la répartition dans les parcs, n’a pas duré plus de dix minutes, mais dix longues minutes.

Quelques ordres sont encore échangés, et le car repart vers de nouvelles missions de transport. Les policiers effacent les traces de sang sur leurs " outils " et se dispersent. Le calme revient.

Une médecine rudimentaire

Nous rentrons dans le Parc. À droite du porche, une tente pour dix personnes, entourée de grilles, abrite des regards le service sanitaire, composé d’un docteur et de trois à quatre infirmiers. De nombreux policiers vont et viennent autour ou à l’intérieur de l’enceinte. Sous la tente, des " blouses blanches " s’efforcent de parer au plus pressé. Deux tables et quelques tabourets composent l’ameublement ; pas de lits de camp ; des planches et des couvertures isolent du sol les Algériens dont l’état est grave. Le matériel de soins comprend : alcool, savon liquide, eau oxygénée, Mercurochrome, bandes, gaze, quelques petits ustensiles chirurgicaux. Un infirmier nous dit que tout cela suffit à peine aux plaies légères. " Pour les blessures profondes, nous n’avons ni sulfamides, ni antibiotiques ; pour soigner les fractures, les morceaux de bois que nous trouvons sur le sol nous servent d’attelles. Les hématomes, nombreux, faute de soins, risquent d’entraîner des calcifications. Il y en a qui ne peuvent plus uriner à la suite des coups qu’ils ont reçus dans le ventre ; il faudrait les sonder, mais nous n’avons pas de sonde. Ceux qui ont des fractures du crâne ne peuvent pas être soignés et meurent rapidement. Les bandages que nous possédons ne suffisent pas à maintenir les thorax enfoncés ou simplement les côtes cassées. Pour les agités, nous aurions besoin de calmants en piqûres : les Algériens refusent de prendre les comprimés de Phénergan de peur d’être empoisonnés. Ce sont souvent les policiers qui s’occupent d’eux. Ils les isolent dans des parcs individuels et souvent les endorment d’un coup de crosse. (Il y a une dizaine de ces petites " cellules " dispersées autour du hall, entourées de deux ou trois sentinelles, avec, au centre, un Algérien couvert de sang.) Ceux que l’on nous amène ici, nous les gardons, mais ils nous empêchent de travailler ; il faudrait les évacuer avec tous les blessés graves, mais en ce domaine non plus rien de très précis n’est prévu ; en principe, ce sont les cars de la police qui se chargent du transport depuis le Parc jusqu’aux hôpitaux civils ou militaires, mais la liaison service de santé-police n’est pas bonne ; quatre ou cinq véhicules sanitaires devraient veiller en permanence à l’entrée du Parc ; il n’y en a pas un seul ; c’est pourquoi nous sommes tellement encombrés ici. Et puis nous aimerions bien savoir ce que deviennent les blessés dont nous ignorons même le nom. Un simple registre d’infirmerie ne serait pas inutile. "

La recherche des blessés

De nouveaux Algériens viennent d’arriver ; parmi eux, un vieillard couvert de sang à cause d’une plaie au cuir chevelu ; un infirmier aussitôt le prend en charge pour le conduire à l’infirmerie. "Au début, ça ne se passait pas ainsi ; le service d’ordre refusait les soins immédiats. Les soldats chargés de la distribution de nourriture - parmi eux, les infirmiers de Vincennes - repéraient dans les parcs les Algériens blessés et nous les amenaient après avoir sollicité l’autorisation des sentinelles ; elles n’acceptaient pas toujours. Entre l’arrivée d’un Algérien blessé et sa découverte au hasard de la distribution, vingt-quatre heures pouvaient s’écouler et un décès se produire - une dizaine de morts sont dues à cette négligence. Samedi matin, nous avons découvert un Algérien blessé à la cuisse par une balle de mitraillette ; elle est encore logée sous la peau ; le blessé n’a rien dit par crainte de se faire remarquer et a réussi, depuis mardi, à cacher sa blessure ; combien sont-ils dans ce cas ? Beaucoup ont des crises nerveuses et deviennent dangereux pour leurs camarades. Les policiers les font sortir des parcs et les infirmiers les découvrent parfois inanimés sur le sol. Certains se jettent aux pieds des policiers et implorent la mort, comme ce vieillard qui réclamait ses enfants. Deux soldats passent devant nous, transportant un brancard où un prisonnier gît, inanimé : crise d’épilepsie. Encore un qui ne recevra aucun soin ; le personnel n’est pas suffisant ; les soldats de Vincennes se sont portés volontaires une nuit pour aider les infirmiers ; le lendemain, leur chef les a menacés de prison pour cette initiative.

Le cas des blessés ne suffit pas à donner une idée précise de l’état sanitaire des prisonniers du parc des Expositions. Il y a ceux qui ont attrapé froid et qui sont fortement grippés, ceux qui sont tuberculeux, ceux qui, malades, ont vu leur traitement en cours brusquement interrompu ; et le danger permanent des germes qui trouvent ici un terrain de développement favorable.

La distribution des repas

Entre les premiers parcs et le porche d’entrée, deux camions militaires viennent de s’arrêter. Des soldats en sont descendus et s’occupent à les décharger. L’un des camions contient la nourriture des prisonniers, l’autre des couvertures et des capotes militaires. Il fait froid ; et les Algériens, peu vêtus au moment de leur arrestation, remontent frileusement le col de leur veste ou de leur manteau ; cela ne suffit pourtant pas, la nuit, et les couvertures sont les bienvenues. Mais leur nombre est insuffisant. Et puis les premières n’ont été apportées que jeudi matin.

Les soldats, le camion déchargé, s’affairent à préparer les sandwiches qu’ils disposent dans de grandes panières métalliques. Ils sont cinquante à soixante, très occupés. " Nous arrivons le matin, vers huit heures, et nous commençons immédiatement la distribution de café chaud ; un morceau de pain et un carré de chocolat complètent le petit déjeuner. Nous ne finissons jamais avant midi ou une heure. Nous recommençons alors par les premiers servis le matin et nous leur donnons un sandwich au "singe" ou à la viande, quelques gâteaux secs ou du pain d’épices, parfois une orange et de l’eau à volonté. Le déjeuner ne se termine jamais avant 19 ou 20 heures, et le dîner vers 1 heure du matin, une fois à 5 heures. Ce jour-là, nous avons nourri des Algériens qui n’avaient rien mangé depuis vingt-quatre et même quarante-huit heures. Depuis, ils mangent régulièrement et les rations sont en nombre suffisant." S’ils se pressent contre les grilles et cherchent à resquiller pour la nourriture, c’est qu’ils ont faim. Les soldats leur ont expliqué que les parts n’étaient pas suffisantes ; ils ont nommé leur propre service d’ordre.

Le racisme de la police

Laissant les soldats travailler, nous nous sommes ensuite promenés au hasard des parcs, parlant avec les policiers.

Les policiers nous ont dit :

"On est trop gentils ; pour que l’on soit débarrassé de tous ces ratons, il faudrait fermer le Parc et les descendre à la grenade ou à la mitrailleuse."

"Au début, des meneurs cherchaient à faire des discours ; nous les avons attrapés et nous les avons "flingués". Ni vu, ni connu."

À des soldats qui amènent le café : "Alors, c’est pour quand, l’arsenic dans la nourriture ?" Entre eux : "Il ne voulait pas sortir des waters ; j’ai tiré à travers la porte."

Plusieurs avouent :

"Nous en avons assommés et fusillés en douce."

Pour être justes, nous devons ajouter que tous les policiers ne font pas preuve de la même hargne. C’est de loin la police parisienne qui tire le plus de satisfaction du matraquage et des sévices exercés sur les Algériens. Les CRS, quoique brutaux, se montrent plus discrets et reconnaissent volontiers que les policiers ont, cette fois-ci, nettement dépassé la mesure. L’un d’entre eux ira jusqu’à dire que " si les attentats redoublent de violence sur les commissariats parisiens, ils ne l’auront pas volé. "

Cette opinion prévaudra samedi matin parmi les sentinelles qui commencent à redouter une riposte à venir et, dans l’immédiat, un mouvement de masse des détenus devant lesquels ils commencent à se sentir désarmés, physiquement isolés dans les travées étroites, et moralement touchés par la misère accumulée durant ces cinq jours de détention. Le mercredi, tous les policiers chargeaient les Algériens au moindre cri ; samedi, ils restent indifférents. Ils disent avoir peur de cette foule qui commence à sortir de sa prostration. Nous croyons que c’est là la raison de l’accélération du processus de triage, très lent au début : l’impossibilité de garder huit mille hommes dans les conditions inhumaines du Parc, à moins de vouloir provoquer un massacre collectif.

Et les Algériens ?

Lorsque nous pénétrons dans le Parc, nous n’avons distingué d’abord que la grande foule silencieuse des détenus pressés contre les grilles, figés dans une immobilité presque absolue. De temps à autre, une sentinelle se précipite, et l’on voit le groupe refluer lentement, sans bousculade, devant la menace de la crosse levée, attentif au mouvement de celle-ci, puis, la menace écartée, revenir aussitôt dans le même silence, à la même place, sans qu’une brèche se soit ouverte.

Dans les parcs, ils sont entassés, sales, barbus, les vêtements déchirés, couverts de poussière, de boue et de sang séché, des bandages ou des mouchoirs hâtivement posés sur les plaies, abandonnés. Aucun bruit, sinon ce bourdonnement confus de paroles échangées à voix basse et de pieds raclant le sol. Parfois, un cri, un mouvement, puis le calme à nouveau.

Les policiers n’éveillent aucune curiosité ; les deux mondes s’ignorent totalement.

Quand nous circulons dans les couloirs, des mains se tendent, des offres sont faites.

"Soldat, t’as pas une sèche ? Ton mégot, donne-le moi. Tu pourras t’en acheter quand tu sortiras. Moi, ça fait quatre jours que je n’ai pas fumé."

Un billet de banque, des pièces apparaissent dans les mains tendues : "Je te donne cinq cents francs pour une cigarette. Allez, soldat ; t’en as bien une au fond de tes poches. Je sais ce que c’est, je viens de finir mon service militaire. " Toujours un sourire bienveillant sur les visages, et de gentils remerciements lorsque la cigarette apparaît enfin.

Sur un ton dépourvu de haine

Ils nous racontent :

"Je suis en France depuis 1937 ; je suis marié à une Française ; j’ai deux enfants ; j’ai fait la guerre 1939-1940 ; que me veut-on encore ? Tu crois que c’est humain, ce que les policiers nous ont fait ?"

"Quand je rentrerai, le patron va me mettre à la porte ; ma femme, mes enfants, que vont-ils manger ?"

"Ça ne peut pas durer qu’ils nous tuent tous !"

"Au commissariat, ils nous ont enfermés dans une petite pièce, puis arrosés ; nous sommes restés toute la nuit debout, avec de l’eau jusqu’aux mollets ; le lendemain, ils nous ont amenés ici."

Et tout cela sur un ton dépourvu de haine. Ils donnent l’impression de poser des questions et non de raconter des faits qui les concernent.