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Témoignage de Mohamed Aarabi.
Propos recueillis en janvier 2001 par Samira Mesbahi
mercredi 23 mars 2011]
Je revins à Paris pour travailler avec la société "Dewite" en tant que poseur de voies en 1958. A cette époque-là, on posait les voies de la Gare de l’Est jusqu’à Bondy, donc je vivais au train parc du Bourget. J’étais comme un gitan sans domicile fixe. J’avais pour habitude de faire la lecture à mes collègues illettrés tard dans la soirée dans les trains. On écoutait aussi l’émission radiophonique tunisienne "la voix des Arabes" et on pleurait. J’étais lettré, alors le FLN me proposa de devenir chef de file, "El Messoul", mais je cotisais comme tout le monde. Je donnais 30 francs, je m’en rappelle. J’obéissais aux ordres de trois chefs kabyles. Nous étions organisés ; nous communiquions grâce à des messages que nous introduisions dans des cigarettes ; lorsque des membres du FLN, des sympathisants ou des bénévoles non-armés franchissaient un barrage de police, ils faisaient aussitôt demi-tour pour avertir ceux qui cachaient des armes… Nous distribuions aussi des tracts dans les cafés, je peux te dire que les gens n’osaient pas broncher, ils les acceptaient en silence.
J’avais douze personnes sous ma responsabilité. Ils ignoraient les noms des chefs et des militants des autres groupes pour éviter de dénoncer tout le réseau en cas d’"interrogatoire forcé" de la police. Je leur lisais alors les directives, les nouvelles, les journaux et les ouvrages du FLN que l’on cachait dans des sacs à provisions. D’ailleurs je me rappelle leur avoir lu le premier numéro du El Moudjahid en 1955.
Le FLN nous suggérait de ne pas déposer notre argent aux banques françaises, mais aux patrons de bar. Et si les gens mourraient ou disparaissaient, ils récoltaient l’argent pour eux-mêmes ! Il était hors de question que je donne mon argent aux patrons de bar !
Il faut que je te parle des contrôles et des fouilles qu’on subissait constamment dans la région parisienne. C’était étouffant et humiliant. Une fois, j’étais à la Gare St-Lazare, je portais encore mon bleu de travail, deux policiers m’arrêtèrent brusquement : "Les mains sur la tête ! Montre tes papiers, bougnoule !" Ils se trouvaient dans la poche arrière de mon pantalon, à l’intérieur de mon bleu. Il fallait bien que je baisse les mains, alors ils pointèrent leur mitraillette sur ma tempe. Une femme française avait assisté à la scène, elle criait : "Mais vous n’avez pas honte ! C’est scandaleux !". Un soir, la police procédait à une rafle à la Gare St Lazare, mon patron M. Largeot, un communiste, qui me prêtait régulièrement des journaux, courut (pour) m’indiquer une sortie spéciale. "Vous avez raison de demander votre indépendance !", me confia-t-il. Une fois, quand j’y repense cela me fait sourire, je marchais dans les rues de Paris, il y avait eu un grave accident de voiture. Un "panier à salade" s’ arrêta brutalement. Et bien figure-toi que tous les policiers se sont jetés sur moi au lieu de faire l’état des lieux et de s’occuper des accidentés. Heureusement que j’avais sur moi un bulletin de paie et 150 francs. Ils me demandèrent si c’était l’argent de la cotisation, je répondis que non. Ils me le volèrent. J’étais contrarié, 150 francs c’était une somme énorme.
Revenons aux manifestations du 17 octobre 1961. On m’en avait prévenu quatre jours avant pendant une réunion tenue au Bourget. Tous les peuples réunis en France avaient le droit de circuler librement sauf nous ; nous étions écrasés en Algérie, nous n’avions pas le droit de parler... "C’est un devoir d’aller manifester ! Vas-y pour surveiller et venir en aide aux gens en cas de besoin !", m’a-t-on dit. Etait-ce un honneur d’y aller ? Je ne sais pas mais j’y suis allé pour témoigner et dire que je l’avais fait. De plus, on était coincé dans un dilemme ; si on restait au train parc on risquait de se faire tuer par le FLN et si on manifestait on craignait aussi la mort du côté de la force policière française. Je m’y rendis quand même vers 19h00 avec un ex-garde champêtre d’Orléansville, nouvellement appelée Oran. On emprunta les transports en commun pour se rendre à la Gare du Nord. Là-bas, sur le quai, juste à la sortie, on pouvait voir de loin les policiers et les CRS "charger" les hommes et les femmes. A cette terrifiante vue, on fuit par la sortie du côté de Barbès.
On était terrifié. On courrait en rasant les murs pour éviter la police. On se dirigeait vers Barbès. On est rentré par hasard dans un café. On s’assit au comptoir. Le propriétaire nous offrit des diabolos menthe. Nous engagions la conversation avec les clients français pour dissiper la tension et détourner l’attention. On avait peur qu’ils nous demandent ce qu’on faisait à cette heure-là au café. Nous parlions du coup de nos origines, de nos activités et de nos familles. Personne ne se doutait de rien. Seul le propriétaire (il était français) comprit que quelque chose ne tournait pas rond. Il baissa le rideau après nous. Je lui fis remarquer ironiquement que pendant qu’il buvait des diabolos menthe, des gens se faisaient massacrer. Nous ne le devinions pas, nous avons été plus chanceux que les autres. Je serai reconnaissant envers le propriétaire du café pendant toute ma vie. D’ailleurs on lui rendait régulièrement visite après cet événement. A 1h00, nous devions partir. Nous marchâmes de la Porte de La Chapelle jusqu’au Bourget sur les rails. Je travaillais ce jour-là.
Au retour, j’appris que certains collègues avaient déserté. Ils s’étaient baladés et étaient revenus au train parc après le départ des chefs du FLN. Puis ils avaient dormi pendant que les autres manifestaient. Entre nous, nous le savions mais nous ne voulions pas les dénoncer… Je ne revis plus jamais de ma vie certains de mes collègues.
L’après-midi, j’avais appris que des hommes avaient été embarqués aux centres de tri de Vincennes, à la Villette, et ailleurs, et, dans les forêts proches ou des banlieues lointaines pour les femmes et les enfants quand les commissariats étaient déjà pleins. Les mères désorientées devaient traîner leurs enfants affamés et apeurés en marchant toute la nuit jusqu’à leur domicile.
Quelque temps après, mon ami, Boujémra m’informa qu’il fut embarqué au centre de Vincennes. "Tu sais tu ne pouvais pas aller aux toilettes sans disparaître... Un moment donné ils ont lâché les harkis sur la foule comme des chiens enragés. Ils matraquaient tout le monde sur leur passage", me confia-t- il. Il y eut beaucoup d’assassinats. La police avait aussi tué des Marocains, des Tunisiens, des Portugais, des Antillais… Comment pouvoir distinguer dans cette folie-là les origines des gens en ne te basant que sur le teint basané et leur chevelure ?