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Témoignage de Hadj Abdel Aziz
Propos recueillis en janvier 2001 par Samira Mesbahi
mercredi 23 mars 2011]
Le 17 octobre 1961, j’avais 27 ans. Je vivais dans un hôtel de 300 personnes à Neuilly- Plaisance. Je travaillais dans le bâtiment. Je payais mon loyer 15 francs par mois. Je gagnais environ 220 francs par mois. A cause du couvre-feu, bien que j’aie possédé une attestation spéciale, je n’aimais pas faire les courses après la sortie du travail. J’avais peur des policiers et des harkis qui déchiraient parfois les autorisations, embarquaient ensuite les gens ou tiraient si tu ne t’arrêtais pas. Imagine que je ne les entende pas m’appeler… Alors il m’arrivait de manger du pain sec après l’avoir plongé dans l’eau pour gonfler l’estomac. Quelquefois j’empruntais de la nourriture à des voisins.
J’étais partisan du FLN, je récoltais de l’argent et des armes que je cachais à divers endroits dans le sol, repérables grâce à des longues tiges de fer. Je parlais mal français donc je paraissais peu suspect. J’avais pourtant été sujet à des fouilles et des perquisitions domiciliaires. Cependant je ne portais jamais plainte de peur de me retrouver dans la Seine. Les policiers et les supplétifs avaient pour habitude de demander à la victime si elle savait nager avant de la jeter par dessus bord. Si la réponse était positive alors ils l’assommaient jusqu’à l’évanouissement afin qu’elle se noie plus rapidement. Pourquoi ? Pourquoi ? J’assistais régulièrement aux réunions où chacun devait respecter l’anonymat d’autrui, une fois le seuil franchi, par mesure de sécurité.
Le FLN rivalisait avec le parti de Messali Hadj. L’un réclamait une cohabitation franco- algérienne en Algérie et l’autre une Algérie algérienne.
Nous nous étions réunis autour du 10 octobre afin de nous organiser pour le grand jour. Je devais orienter les gens, avec l’aide de meneurs de groupe, selon un itinéraire pré-établi, dès mon arrivée à la Place d’Italie.
Le 17 octobre 1961, j’avais pris le bus 148 de Blanc-Mesnil pour me joindre à Eglise de Pantin, de là je m’étais rendu à la Place d’Italie en métro. J’y étais allé seul pour éviter toute suspicion de la police. Dans le wagon je n’osais ni m’asseoir à côté d’Algériens ni les regarder. Je ne portais aucune arme, c’était interdit par le FLN.
Arrivé là-bas, un chef de file s’empressa de me donner un brassard vert que je mis autour du bras. Je devins pour l’occasion agent de circulation, sauf que je dirigeais des Algériens : des femmes, des hommes, des vieillards et des enfants. Le noir de la foule s’obscurcissait. Nous marchions vers Les Grands Boulevards (en passant par Nation) en brandissant les banderoles "Vive le FLN ! L’ Algérie algérienne ! Libérez Ben Bella !" Plus nous avancions, plus les coups de matraque tombaient sur nous. Il ne fallait pas s’approcher des extrémités de la manifestation car les policiers et les CRS y distribuaient des coups de matraque à tout va. Les harkis se jetaient à quatre sur une victime. Les femmes qui traînaient leurs enfants affamés en pleurs n’étaient pas épargnées. Mais pourquoi ? Pourquoi tant de violence ? On embarquait les hommes dans des cars et des "paniers à salade" sous des coups de matraque et de crosse. Le sang giclait. Mon frère, qui était présent sur les lieux mais venu séparément, avait été grièvement blessé au genou. [Il se lève de son canapé et va chercher une vielle photo en noir et blanc de son frère. Son visage se referme. Quelque temps après la manifestation, son frère fut fusillé dans une rue de Blanc-Mesnil par les Messalistes.] La violence avait augmenté à Nation. La force policière tirait sur les gens qui tombaient blessés ou morts. Tout le monde fut pris de panique et commença à s’éparpiller. Je retirai par la même occasion mon brassard. Je ne voulais attirer aucun œil inquisiteur car pour le coup j’étais le suspect parfait et mon destin se serait écourté rapidement. Je courus jusqu’à la bouche du métro où je reçus à la volée un coup de pied au fessier. Je m’écrasai contre la barre des escaliers la tête la première. Je rentrai chez moi en sang et meurtri par les blessures. Pourquoi ? Pourquoi ? Quelques jours après, le FLN organisa une réunion. Je ne revis plus jamais certains partisans. Les leaders annonçaient déjà une victoire proche. Nous avions manifesté, nous nous étions sacrifiés pour revendiquer nos droits et nos libertés. Il y eu beaucoup de morts. Nous étions à la fois encore remués par les événements et satisfaits du mouvement de solidarité. C’était ensemble que nous pouvions gagner une Algérie libre !