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Témoignage de Fatéha Kédim et sa belle-soeur Labér

Propos recueillis par Samira Mesbahi

mercredi 23 mars 2011]


Fatéha : Je suis arrivée en France en 1960 juste au moment où sa sœur aînée est morte. [Elle pointe du doigt Labéra assise près d’elle.] Elle est décédée le 26 février 1960 à cause d’ une embolie pulmonaire qu’elle fit dix jours après l’accouchement du deuxième enfant. En mai/ juin, ils ont ramené Labéra du bled, déjà divorcée à l’époque, pour qu’elle se marie avec son beau-frère, pour les enfants, tu comprends. On est arrivé en décembre 1959. Il faisait froid. Alors tu sais tu débarques au bidonville, tu vois la gadoue. Oh, la, la ! La gadoue ! Pas d’électricité ! Pas d’eau ! Le dépaysement total ! J’avais 8 ans. J’avais un petit frère… Mon père m’avait montré comment il fallait faire pour aller chercher l’eau et le charbon au cas où il travaillait. Et bien ce n’était pas triste, "laïster" quand tout tombait en panne ! L’ eau de la fontaine était parfois gelée, pour la dégivrer les hommes célibataires, on les appelait les "ouvriers" [prononcé "zoufriés"], arrivaient avec une bouilloire d’eau brûlante qu’ils versaient dessus. La misère vous rendait plus solidaires finalement… Oui, oui, c’est vrai. Maintenant si les gens te disent bonjour, t’es déjà bien vue. On vivait dans la misère mais on était bien.

Labéra : Chacun avait ses chambres et sa salle de séjour mais on avait tous la même cour…

Vous habitiez dans des cabanes en bois ?

Non, certaines maisons étaient en béton ou en parpaing comme les nôtres. Labéra explique en arabe. Il n’y avait pas de douche, on se lavait dans une bassine.

Fateha : Tu vois la petite maison dans la prairie, c’était pareil. [Rires.] Nous sommes restées au bidonville de la Folie [la préfecture des Hauts-de-Seine de nos jours] jusqu’en 1970 et ils nous ont relogés dans une cité de transit pour nous apprendre à vivre". J’avais 22 ans et quatre enfants. Je m’étais mariée avec le beau-frère de Labéra. Son mari et le mien étaient frères.

Et comment faisiez-vous pour le courrier ?

Dans tout ça il y avait quand même un facteur, M.Guézal. Il connaissait toutes les habitations. Au début nous n’étions pas nombreux, vers 1964-65 les ouvriers ont fait amener leur famille… Nous avions un abattoir où nous pouvions sacrifier nos moutons...C’est dommage de pas avoir de photos car la seule chose qui préoccupait les gens, c’ était le retour au pays. On se disait : "D’ici l’année prochaine, Inch Allah, je retournerai chez moi !" ou "Aïdek me brok, ham jaye en Algérie !" Mais le retour est presque impossible lorsque qu’on a des enfants qui naissent ou grandissent ici et qui veulent rester là. Moi, je ne regrette pas, je ne connaissais pas vraiment l’Algérie, de plus, je n’ en avais que des souvenirs de guerre. Tu trouves ça normal, toi, qu’on soit immigré ici et là-bas !

Te rappelles-tu du 17 octobre 1961, de l’ appel à la manifestation et de sa préparation ?

J’étais jeune. La veille, des hommes étaient venus frapper à la porte pour parler à mon père dehors. C’étaient deux chaouis, Salah, ould [fils de] Guézal et Roger, on l’appelait ainsi car il ressemblait à un Français, il était roux. Mon père est revenu : "Oui demain il y a une manifestation, ils nous demandent d’aller au pont de Neuilly !". Le lendemain mon père est parti laissant ma mère, enceinte de Rachid, mon petit frère et moi.

Labéra : J’étais enceinte de Lahcène

Fatéha : Et alors on était mort de trouille. On s’était dit qu’en quittant l’Algérie, on fuirait la guerre… Mon père était tellement typé européen, il était très clair, il portait un chapeau et un imper, qu’on l’a pris pour un inspecteur. [Rires.] Il était parti tout seul à la rue Maurice Thorez pour rejoindre des autres manifestants. Avant de partir, il avait demandé à ma mère de ne pas bouger. "Il ne faut pas faire de bruit, si non ils [les responsables du F.L.N.] vont venir nous égorger !", lançait ma mère terrifiée. Tu la verrais, elle avait calfeutré les fenêtres et fermé les portes, on avait peur de respirer de peur qu’on nous entende. Ils étaient rentrés brutalement chez Labéra pour les faire sortir. Mais pour aller où ? Même devant les stations de bus vers la clinique de la Défense [remplacée par la mairie de nos jours] les gens se faisaient déjà embarquer.

Labéra : On s’est sauvé, on est parti chez la tante de mon mari.

Fatéha : Tous les hommes étaient partis. Meskin, mon mari, il devait surveiller les femmes zerma. [Rires] Il me dit plus tard : "Qu’est-ce que tu voulais que je fasse si Labéra accouchait, je n’avais que 12 ans ?".
Les bus de la RATP emmenaient les gens à la manifestation du côté de l’Etoile. Mon cousin y alla avec sa fille pour prétendre qu’ils se baladaient. En revenant, il nous a dit : "J’ai regretté, j’ai vu des gens se faire tabasser et se faire jeter dans la Seine !". Il avait prit des coups lui aussi devant sa fille. La force policière avait tué beaucoup de manifestants. Et les ouvriers sans famille, les pauvres, qui allait les rechercher ? Personne.
J’avais une cousine, elle est décédée maintenant, Aïsani, elle s’appelait ; ils l’avaient assommée à coups de crosse. Elle était rentrée à l’ hôpital, à la maison de Nanterre, où elle tomba dans le coma. Elle survécut mais elle était régulièrement sujette à des traumatismes crâniens, des crises, des malaises et des maux de tête. Quand mon père revint, il ne nous raconta rien, il ne se confia qu’à ma mère. La seule chose qu’il nous ait dit est "la manifestation ne s’est pas passée comme on le voulait, je pense qu’il y a eu beaucoup de morts !". Il ne montrait jamais ses sentiments.

Labéra : Mon mari Mohamed était parti à la manifestation avec son père et son oncle. Il traînait son père et l’encourageait à courir car les policiers leur courraient après et leur tiraient dessus. Ils sont arrivés à l’Etoile pour manifester et dès qu’ils ont vu que les policiers tabassaient les gens, ils ont commencé à courir pour faire demi-tour ! Le lendemain, les policiers sont venus frapper à ma porte, je faisais frire du poisson, il n’était pas encore cuit, ils prirent la poêle et la jetèrent par terre. Ils embarquèrent Mohamed, au poste de Nanterre vers la place de Belgique pour enquêter au sujet des manifestations. Mon mari n’est revenu que le soir.

Fateha : A tour de rôle, les hommes devaient faire le guet au bidonville et surveiller la venue des harkis et des policiers. Il avait tellement peur de se faire attraper par la police et de dénoncer le réseau sous le joug de la menace et de la torture qu’il en devint malade, il accumulait les dépressions et devenait paranoïaque. Il a été interné dans une maison psychiatrique de Villejuif en 1967.

Mohamed n’aurait jamais regretté d’avoir soutenu le FLN... [Sourire] Je peux même te parler de l’indépendance !