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Témoignage de M. Ouaz.
Propos recueillis par Samira Mesbahi
mercredi 23 mars 2011]
J’étais arrivé en 1954 en Alsace à l’âge de 25 ans. J’avais travaillé dans les chemins de fer. En 1960, j’habitais à la place de l’Eglise de Pantin. J’avais accumulé plusieurs petits emplois. [Suite à une plaisanterie liée au salaire, il dit : "J’ai toujours connu le minimum !"] Je cotisais pour le FLN comme tout Algérien. Je récoltais l’argent (calculé selon le revenu mensuel) et des vêtements par secteur. J’assistais aux réunions une fois par mois. On ne se réunissait jamais au même endroit.
J’avais entendu parler des manifestations du 17 octobre, une semaine avant l’événement, la première fois à la radio française, et ensuite à la réunion. Il était évident pour moi que cela allait se dérouler en toute pacificité. Il était impensable de s’armer ni même de riposter.
Le 17 octobre 1961, je pris le métro à l’Eglise de Pantin seul vers 17h00 pour me rendre à Opéra. A la Gare de l’Est, je devais prendre la correspondance en direction d’Ivry.
Arrivé à Opéra vers 18h30, des policiers armés nous attendaient matraque à la main pour nous forcer à longer un long tunnel qui reliait le métro au commissariat. Nous n’avions même pas eu le temps de manifester. A l’entrée, il y avait une montagne de papiers et de portefeuilles appartenant aux manifestants. Je devais y jeter le mien. Nous pénétrions dans le commissariat les mains sur la tête doucement en silence sous une pluie de coups, on nous avait parqués dans le couloir où des fourches avaient été installées au sol et où l’eau ruisselait pour nous éviter de nous asseoir. La police n’avait pas été prise de court par les événements, au contraire elle paraissait s’être bien organisée. Nous avions peur et d’autant plus peur qu’au loin nous entendions des hurlements de souffrance. Personne n’osait s’adresser la parole. Personne ne savait ce qu’il allait nous arriver. Quand soudain vers 24h00, les policiers sont venus nous chercher. Nous embarquions toujours en silence les mains sur la tête baissée dans les camions. Certains avaient été sauvagement amochés par la police, d’autres courbaient le dos ou traînaient la jambe. Certains exhibaient malgré eux des blessures profondément ouvertes, d’autres n’avaient que des bleus dus aux coups de matraque, des " chanceux " comme moi. Je ne savais pas où on nous emmenait. Nous étions terrifiés, mais nous ne l’extériorisions pas.
Nous étions arrivés enfin au centre de tri de Vincennes, ce que je sus par la suite. Inutile de vous dire que l’accueil et le défilé furent identiques à ceux du commissariat. L’endroit était aussi immense qu’un stade ou un parc, couvert de zinc. Le spectacle qui s’offrait à nous était impressionnant, il y avaient des centaines et des centaines d’hommes, certains plus " démolis " que d’autres, qui étaient serrés comme des sardines.
On nous séparait en groupes à l’aide de barrières. L’ ambiance était très tendue. Le silence était grave. Je ne parlais à personne. De quoi parlerais-je d’ailleurs ? Du traitement que j’avais subi, tout le monde y avait eu droit. Des nouvelles ? Personne ne comprenait rien. Plus j’étais loin du brouhaha, mieux je me portais.
J’étais resté trois jours au centre de tri sans manger et sans dormir. J’appréhendais l’intoxication alimentaire. Aux rares distributions de sandwichs au chocolat, certains réussissaient à se procurer des bouts de carton sur lesquels on s’asseyait à tour de rôle. Il faisait très froid alors il fallait impérativement se mouvoir. Dormir était inconcevable. Les hauts parleurs criaient incessamment des noms nuit et jour " Mohamed Bekda !…Ali Bekda ! " Parfois, je les voyais partir, mais jamais revenir, ou je les voyais ni partir ni revenir. L’ endroit était immense.
En ce qui concerne les toilettes, on pouvait y aller normalement mais j’avais entendu qu’on se faisait matraquer et/ ou massacrer, dans certains cas, si on y allait. Par conséquent on se retenait. Pourtant la police avait décidé d’assouplir les restrictions à la visite des avocats et des médias. Alors tout le monde décidait tout d’un coup d’aller aux toilettes à l’annonce de cette visite. Je parle bien sûr de ce dont j’ ai été témoin.
Vendredi, 17h00, on m’appela. On me fit rentrer dans un bureau. Les policiers procédaient à une vérification d’identité : prise d’empreinte de tous les doigts de chaque main et photographie des quatre faces du visage. Seuls ceux, qui étaient fichés suspects FLN, devaient subir un "interrogatoire torture". Ceux qui, étaient tout juste majeurs, (21 ans à l’ époque) étaient envoyés au bled pour se battre contre leurs propres frères. On me relâcha. Je rentrai en métro presque sans marque à la maison. J’avais eu de la chance.
Je n’ éprouve aucun regret d’avoir manifesté car la foi m’ avait fièrement guidé. Je ne peux être amer envers les Français car beaucoup d’ entre eux nous ont soutenus... De plus j’aime bien la France…