Accueil > Combats contre l’Oubli > Témoignages > Témoignage de Myiam

Témoignage de Myiam

Propos recueillis par Camille Marchaut (1999)

mardi 22 mars 2011]

Myriam est la fille d’un manifestant du 17 octobre 1961. Elle a 23 ans et est étudiante en Maîtrise de Sciences Politiques à Paris.

- Ton père a-t-il manifesté le 17 octobre 61 ?

 D’après ce que j’ai compris il a manifesté et il a été arrêté.

- Quel était son rôle à l’époque ?

 Il faisait partie de la Fédération de France depuis le début de la guerre, il habitait à Paris. Il transportait des documents, récoltait de l’argent. On lui a proposé un jour de juger deux personnes du F.L.N. accusées de traîtrise. Il a refusé de les juger. A l’époque, quand tu jugeais des gens du F.L.N., soit tu les relaxais, soit tu les tuais parce qu’il n’y avait pas de prison. Mon père n’avait pas de preuves, pas de documents, rien, il ne voulait pas. Comme il a refusé ce que ses supérieurs hiérarchiques lui avaient demandé, il a failli être lui-même tué par le F.L.N. Il s’est alors réfugié à Saint-Denis où il a été protégé par sa famille. Après, il a continué à militer pour la Fédération de France, mais à Saint-Denis, jusqu’à la fin de la guerre. Il m’a dit qu’il avait vu des horreurs commises par des gens du F.L.N. On sait que les gens du F.L.N. n’ont pas été très tendres et même à Paris. Par exemple, les gens étaient obligés de donner de l’argent, sinon, ils se faisaient…

- Ton père a-t-il été l’un des organisateurs de la manifestation ?

 Non. Il a manifesté et il s’est fait arrêté. Il ne s’est pas fait taper, ni rien, on l’a embarqué dans un bus et il a passé, je crois…quatre jours à…à Vincennes.

- T’a-t-il raconté des choses sur ce séjour à Vincennes ?

 Non, non. Mais ça, je l’ai appris l’année dernière. Avant je ne savais pas qu’il avait manifesté. Ma sœur et moi, on lui a posé des questions et là, il nous a un petit peu parlé, mais il n’est pas rentré dans les détails. On a essayé d’interroger ma mère qui est restée aussi un peu vague, enfin il y a plein de choses qu’on ne connaît pas…

- Ta mère a-t-elle manifesté ?

 Non, ma mère n’a pas manifesté…enfin l’une de mes tantes m’a dit qu’elle avait manifesté, mais je t’avoue que c’est un peu floue…en fait je ne sais toujours pas si elle a manifesté ou pas…Je sais qu’elle était dans un groupe de femmes, qu’elle a fait des choses pour la Fédération de France à Paris et à Alger pour le F.L.N., qu’elle a transporté des documents quand elle était très jeune. Elle nous racontait qu’elle les cachait dans ses bas…Son frère s’est fait arrêter à la Libération à Alger, il s’est fait torturer. Elle a caché des gens du F.L.N. chez elle…Mais c’est tout ce que je sais. Enfin on m’a raconté des histoires où un jour, on les a enfermés dans un appartement à Alger : ma mère, ma tante, son fils et un cousin…et voilà. Parce qu’en fait, un jour, maman s’est rendue compte qu’elle était suivie à Alger, elle a vu un type bizarre du F.L.N. arriver sur le même trottoir qu’elle dans l’autre sens, elle lui a fait des gros yeux pour lui faire comprendre qu’il ne devait pas lui dire bonjour, parce qu’à chaque fois que quelqu’un disait bonjour à maman, on l’arrêtait. Parce que le frère de ma mère était très impliqué dans la guerre d’Algérie et à la Libération, parce qu’il était opposant à Ben Bella. Bon, et après, c’est une autre histoire, il s’est fait arrêté par Ben Bella et torturé par Ben Bella, alors qu’il ne s’est jamais fait torturé par les Français.

- Avant que tu apprennes que ton père avait manifesté, connaissais-tu l’existence de cette manifestation ?

 Oui, je la connais depuis longtemps. Enfin…pas vraiment…je crois que j’ai appris ça au lycée ou au collège. Je crois qu’on en avait parlé à la fin du collège. Parce qu’à l’époque, le lycée dans lequel j’étais, avait été nationalisé en 88, donc on avait le programme algérien en histoire et en géographie, donc on avait fait la guerre d’Algérie, et on avait fait le 17 octobre 61. Quand j’étais arrivée à Paris en Terminale, on l’a pas fait. Et j’ai commencé à m’y intéresser vraiment après la Terminale où j’ai eu plus d’informations…J’allais aux commémorations, je récupérais tout un tas de documents, de tracts. Mais je n’en parlais pas du tout avec mes parents.

- Donc, tu as connu cette manifestation par toi-même ?

 Oui, par moi-même, par mes amis, à Alger, et par des amis que j’ai interrogés. Par mon oncle d’abord, donc le frère de ma mère, à qui j’avais posé des questions, qui lui, a manifesté avec un de ses copains français, et ce copain s’est fait méchamment taper dessus, mon oncle non. Alors qu’il y avait spécialement des Algériens à cette manifestation, les Français n’étaient là que pour observer à la base, que pour témoigner. Donc, une fois, il était venu à Paris en vacances, nous sommes allés prendre un café, je lui avais posé des questions, il m’avait un peu parlé mais sans trop rentrer dans les détails non plus.

- Pourquoi à ton avis ?

 Je…je sais pas…Enfin mes parents ne nous ont jamais parlé, ni de la guerre d’Algérie, ni même de la situation politique en Algérie à l’époque où moi j’étais jeune. Par exemple, pendant le Révolution d’octobre 88, moi j’avais douze ans et pour moi, je vivais dans un super pays, tout allait bien…

- A douze ans, c’est peut-être un peu normal…

 Non, moi je ne trouve pas. Mes parents nous ont jamais appris à parler kabyle, ils nous ont mis dans une école française… Ils ne nous parlent que quand on les sollicite. Par exemple, moi, j’ai rencontré des gens qui avaient fait la guerre d’Algérie et après quand je rentre à Alger pendant les vacances, je pose des questions à mon père et là il me raconte un peu, mais j’ai des questions précises avec des noms, sinon il ne parle jamais, jamais de ça spontanément. Je ne sais pas pourquoi… Enfin, pour mon oncle, je pense que ça l’a traumatisé et même à ses enfants, il n’en parle pas du tout. Et pour mes parents, je pense que c’est peut-être une façon de nous protéger ou … je sais pas. Mais c’est général, tu vois, c’est aussi sur la situation algérienne. Depuis quelques temps, ils parlent plus…peut-être qu’on a grandi aussi.

- Ils t’en parlent davantage maintenant ?

 Oui, enfin ils parlent de la guerre aujourd’hui et mon père répond à mes questions sur la guerre d’Algérie, sur 17 octobre 61. Et moi aussi, j’ai des questions précises parce que j’ai plus d’informations, je m’y intéresse plus aujourd’hui, je lis plus d’articles, de livres sur la guerre d’Algérie. C’est aussi moi qui m’y intéresse plus, donc je pose des questions, avant je n’en posais pas.

- Ce ne sont donc pas tes parents qui t’ont donné cette fibre militante (Myriam est au R.C.D.) ?

 Non, non, non…Je sais qu’ils ont milité pendant la guerre d’Algérie, après ils ont fait des actions, ils ont participé à des manifestations depuis 88. En 88, on habitait dans un hôtel qui appartient à mon père dans une grande rue d’Alger et beaucoup de manifestants passaient par là, et étaient massacrés par les flics devant nous, parce qu’on habitait au deuxième étage et on voyait tout. Et mon père accueillait des manifestants tout le temps, on ouvrait les portes, on les faisait rentrer, on les soignait, on leur donnait du vinaigre parce qu’il y avait des bombes lacrymogènes… Donc mon père aide financièrement le R.C.D., participe à des manifestations, ma mère est toujours là pour la journée de la femme, elle fait des banderoles… C’est surtout mon frère qui m’a fait militer au R.C.D., il était attaché de presse de Saïd Saadi. Mais c’est en 88 que j’ai eu le choc de ma vie. J’avais douze ans mais quand j’ai vu tout ce qu’il se passait…On habitait près d’un commissariat qui était à deux mètres d’un hôtel d’un des frères de mon père qui nous racontait qu’il entendait des jeunes hurler toute la nuit. C’était un centre de torture le commissariat. Et moi, je voyais des gens dans la rue, de très jeunes personnes, qui se faisaient tirer dessus, c’était une horreur… Et là, je me suis dit : " qu’est-ce qui se passe ? ". Et en 91, pareil, quand le FIS a gagné le premier tour. En 90, j’ai assisté aux manifestations du FIS, etc. Donc je voyais bien que c’était la panique à la maison… Ma soeur et moi, on ne comprenait pas vraiment ce qu’il nous arrivait… Nos parents ne se sont pas posés en nous disant : " il y a eu un drame, peut-être que dans six mois, l’Algérie sera une théocratie ". Tout ce qu’ils ont fait , nos parents, c’est de nous envoyer à Paris. En cas de problème, au moins, on est en sécurité à Paris. Et on est rentré trois semaines après. C’est fabuleux ! Moi je trouve ça nul !

- C’était pour vous protéger ?

 Oui. Mais d’un autre côté, avec toute cette atmosphère de soi-disant protection, on est dans un cocon, on est des petits bourges, on nous envoie tous les trois mois à Paris pour nous acheter les dernières Barbies, les derniers bouquins et aller au cinéma…heu…t’es pas confronté à la réalité. Tu ne sais pas comment les gens vivent. On était dans un lycée français qu’avec des " tchitchis ", des gens d’un niveau social hyper élevé… donc t’es pas vraiment confronté à la réalité algérienne. Que ce soit en Algérie ou en France, d’ailleurs, on vivait comme des pachas à Alger ! On ne vivait pas comme la majorité des gens.

- Pour revenir sur le 17 octobre, tu en avais donc entendu parlé en Algérie ?

 Je ne suis même pas sûre. J’ai passé la moitié de ma Terminale à Alger, quand on a fait la guerre d’Algérie, on a pas fait le 17 octobre 61 mais on a fait le 8 mai 45, le massacre de Sétif. Et quand je suis arrivée à Paris, ils ne l’avaient pas fait non plus. C’est que en première année de fac que je suis allée aux commémorations chaque année sur le pont St Michel, que je vais voir les débats, etc.

- Pourquoi, à ton avis, ce silence de tes parents sur le 17 octobre ?

 Je ne sais pas vraiment. J’ai pas vraiment d’explications. Je leur ai déjà demandé pourquoi ils nous avaient pas parlé sur le 17 octobre, sur le 8 mai 45, sur la guerre d’Algérie dans son ensemble, sur le parcours de mes parents et de mes grands-parents, mon grand-père paternel a fait Verdun. Et à chaque fois, comme on insiste beaucoup ces dernières années surtout mes sœurs et moi et on s’énerve parce que c’est très important pour nous, ils finissent par s’excuser. Ils n’ont pas d’explications, ils s’excusent. Ils s’excusent de ne pas nous avoir appris à parler kabyle et ils s’excusent de ne pas nous avoir appris notre histoire, d’où on venait, qui on était…de ne pas nous avoir appris notre langue. Jusqu’à présent je me dispute souvent avec mes parents à ce sujet là. Ils me disent : " C’est vrai, tu as raison, on est désolé ". Parce que d’un autre côté, ils se sentent très algérien, ils se réclament nationalistes, ils vivent en Algérie les trois quarts du temps…Mais d’un autre côté ça suit pas, il y a une espèce de décalage qui est très troublant. Ils nous mettent dans un lycée français à Alger, donc qu’avec des francophones et pas d’arabophones, donc nous, on est déconnecté de la réalité. Et ce sont plus mes soeurs et moi qui avons pris conscience de la situation surréaliste dans laquelle on vivait, que mes parents. Moi, un moment j’ai pété le plombs, j’en avais marre, enfin ça c’est un détail, mais…j’allais à l’école en voiture, on allait me chercher en voiture, mes parents nous envoyaient un chauffeur, on allait en vacances à Paris ou ailleurs tout le temps…Moi, j’ai dit stop, ça suffit, et c’est après que j’ai rencontré des arabophones, que j’ai bougé toute seule… C’est nous qui avons pris conscience, mes sœurs et moi.

- Ce trop de protection a finalement provoqué l’inverse de ce que souhaitaient tes parents.

 C’est surtout les événements. Quand un jour tu te lèves et que tu vois que tu vis dans une autre planète, que t’es à Alger, que t’es algérienne, que tes parents ont fait des choses magnifiques quand ils étaient jeunes, ont pris des risques en manifestant, en protégeant des policiers qui étaient condamnés à mort par les terroristes…Enfin mon père avait un ami policier qu’il a voulu protéger mais il s’est fait assassiner avant par les terroristes devant son fils de 11 ans… Tu vois, et tout ça c’est bouche cousue…J’ai appris très récemment que mon père logeait des journalistes dans son hôtel à Alger.

- Avec tes amis en Algérie, parlais-tu du 17 octobre ?

 Non.

- Et en France, avec tes amis français ?

 Beaucoup plus qu’avec mes amis algériens. Toutes les manifestations ou commémorations, j’y suis allée avec mes amis français. J’ai essayé plusieurs fois d’amener des amis algériens, des gens comme moi qui sont venus en France pour leurs études, ils ont souvent refusé. J’ai pas vraiment d’amis algériens qui sont de vrais immigrés.

- Cela voudrait dire que le 17 octobre 61 fait plus partie de l’histoire de l’immigration algérienne que de l’histoire en Algérie ?

 C’est clair. A Alger, on en parle pas. Même quand on parle de la guerre d’Algérie, on ne parle pas du 17 octobre, enfin les gens n’en parlent pas spontanément. Moi, quand je leur pose des questions ou je ramène des tracts de Paris à Alger à certains de mes amis, enfin je les cible…C’est pas un sujet de conversation, c’est ciblé.

- Y a-t-il un devoir de mémoire autour du 17 octobre 61 ?

 Oui, complètement. Je trouve insupportable que ce ne soit pas inséré de façon plus importante dans les programmes scolaires français. Je trouve ça dommage, et d’un autre côté positif, qu’on est plus parlé avec le procès Papon. Effectivement, la manifestation de l’année du procès Papon, le pont St Michel était rempli. L’année d’après, donc l’année dernière, on s’est retrouvé à cinquante personnes sur le pont. Il n’y avait plus cette médiatisation autour du procès Papon, on en parlait beaucoup moins dans les médias. Et ça je trouve ça très dommage. Je parle avec beaucoup de gens à Paris, à la Fac qui ne savent pas trop ce qu’il s’est passé le 17 octobre, que ça ne préoccupe pas franchement. Je trouve que c’est très, très important pour la France et pour l’Algérie, et la France a une responsabilité énorme, de réussir à dire que ce qu’il s’est passé est très grave, que c’est un crime, et que les gens doivent être jugés pour ce crime là. Il faut faire ce qui a été fait pour le génocide de la deuxième guerre mondiale, que le chef d’État présente ses excuses. Mais ça, c’est valable pour le 17 octobre 61 comme pour le 8 mai 45, comme pour d’autres choses. Charonne en février 62 a donné lieu a des manifestations extraordinaires à Paris, mais le 17 octobre, que dalle… Comme l’a dit un syndicaliste de la C.G.T. que j’ai rencontré : " Huit Français morts valent plus que deux cents Algériens jetés dans la Seine ". Je trouve ça très, très grave parce qu’il y a une hiérarchisation.

- Pourquoi cette occultation ?

 Parce que c’est une remise en cause de beaucoup de choses : d’abord de la nomination de Papon qui est très grave. Car je pense que De Gaulle, quand il l’a nommé, savait pertinemment quel était son passé politique. C’est la responsabilité du Préfet, du Ministère de l’Intérieur, donc de la Police, et c’est la responsabilité du Chef de l’État de l’époque, quand même, de De Gaulle. Et ça, les partis de droite comme de gauche ne sont pas prêts à dire les choses aussi clairement. Parce que c’est un crime ignoble qui a été commis et voilà… J’ai pas d’explications car c’est quelque chose que j’ai du mal à comprendre. On a jeté deux cents personnes à la Seine qui n’avaient même pas un canif dans les mains. Mon père me disait qu’il y avait un contrôle très strict où chaque algérien a été fouillé par les responsables de l’organisation. C’est une manifestation pacifique où il n’y en a pas un qui va vouloir jouer au malin, qui va sortir un couteau, et après ça va être la bagarre générale et on va se faire massacrer. Cela te montre qu’on est complètement pacifique. Il y a avait des filles, des jeunes filles, des enfants, des hommes…Cela n’a pas été pris en compte. Et on nous dit maintenant qu’il y a eu deux morts alors que tout prouve le contraire. Il y a eu quand même des documentaires à la télévision où ils expliquaient bien ce qu’il s’est passé. Mais ce n’est pas quelque chose qui est rentré dans l’histoire française. La plupart des gens ne savent pas ce qu’il s’est passé. Mais tout est occulté. Toute la guerre d’Algérie est occulté, tous les massacres faits en Algérie. Tout est occulté. C’est un point hyper sensible comme aujourd’hui ce qu’il se passe en Algérie est un point sensible. Mais surtout à l’époque, une guerre de décolonisation…c’est très, très sensible. Ce que je trouve lamentable.

- Comment dépasser cette occultation ?

 Déjà par le travail de chercheurs, d’historiens, d’intellectuels en général, de journalistes et le travail de politiques qui n’est pas du tout fait. A ma connaissance, aucun homme politique n’est intervenu dans ce sens : admettre toutes les horreurs qui ont été faites pendant la guerre d’Algérie. A l’époque, on appelait ça des événements. Tout a été fait pour diminuer la portée de horreurs, tout. Et jusqu’à présent, tout est fait pour aller dans ce sens. Parce que c’est une remise en cause de ce qu’étaient les politiques à l’époque qui ont leur héritiers aujourd’hui à la tête de la France ou de partis politiques. Chirac qui se réclame de De Gaulle, bon bah voilà… Sinon, on justifie ça par la guerre…c’était la guerre… Cela devrait être considéré comme un crime contre l’humanité.

- Tu mets le 17 octobre 61 au même degré que le génocide juif ?

 Mais c’est pas une question de degré. Je ne fais pas de hiérarchisation. Je ne vais pas comparer le massacre systématique de 6 millions de personnes… Mais dans le principe, il y a de points communs. On a tué des gens le 8 mai 45, c’est grave ce qu’il s’est passé, le jour de la Libération. Le préambule de la Constitution de 46 commence à peu près par : " Le jour de la Libération des peuples libres contre les hommes qui ont voulu asservir l’humanité, nous proclamons, nous réitérons la déclaration des droits du citoyen, etc., etc.… " ; et ce même jour, la victoire contre le fascisme et contre le nazisme, on a massacré 45 000 personnes parce qu’ils étaient, parce qu’ils étaient algériens, parce qu’ils étaient F.M.A., Français Musulman d’Algérie, pas parce qu’ils avaient fait quelque chose, mais parce qu’ils étaient quelque chose. Comme on a massacré des juifs parce qu’ils étaient quelque chose, parce qu’ils étaient juifs. Et c’est très, très grave, c’est un crime contre l’humanité. On a jeté des gens à la Seine parce qu’ils existaient, et parce qu’ils ont combattu contre l’agresseur. Et c’est délirant ! Personne n’en parle ! Il n’y a pas un travail sérieux de remise en question. A part quelques personnes qui ont eu le courage à l’époque des faits. J’ai lu pas mal de choses sur le 8 mai 45 et c’est dramatique, comme le 17 octobre 61, et personne n’en parle. On a tué, on a emprisonné des gens parce qu’ils étaient quelque chose, parce qu’ils étaient considérés comme des sous-hommes. Et c’est bien ce qu’un commandant qui avait déserté l’armée française parce qu’il était contre la torture, a dit : " on ne les considérait pas comme des êtres humains ". La France, qui a soi-disant combattu le fascisme , a asservi un peuple, et a bousillé une culture, a emprisonné, a torturé, a arrêté, a humilié, a traumatisé et voilà ! C’est fabuleux !

- Est-il important pour la deuxième génération algérienne que la responsabilité de la France soit reconnue ?

 A 100%. C’est fondamental que la France admette sa responsabilité, que l’État français, l’E-tat fran-çais, admette sa responsabilité. Qu’on explique ça aux Français, aux enfants, aux collégiens, aux lycéens, aux étudiants, sérieusement. Que la France, grande démocratie, que De Gaulle, grand homme, ont fait massacrer des gens parce qu’ils étaient quelque chose et parce qu’ils manifestaient contre une loi indigne. C’est déplorable qu’il y ait très peu de gens aux manifestations, etc. C’est très grave. On est soi-disant dans une démocratie en France, et à l’époque on était soi-disant dans une démocratie. Quinze ans après la victoire contre les Nazis et les fascistes, on fait tuer deux cents personnes dans une capitale. C’est très important que la responsabilité de la France soit étudiée, analysée, mise en relief par les dirigeants politiques.

- Tu te sens algérienne ou française ?

 C’est compliqué…c’est très compliqué … mon identité… J’ai toujours vécu en Algérie, j’ai beaucoup d’attaches en France, je vis en France donc je considère la France comme…je ne considère pas la France…j’ai un seul pays, c’est l’Algérie, je veux vivre en Algérie. Je ne considère pas la France comme un pays de rechange, c’est ridicule, j’ai pas de pays de rechange. Mon combat est fait principalement en direction de l’Algérie, mais je suis très, très attachée à la France, j’étudie ici, beaucoup de mes amis vivent ici, de ma famille aussi. La France fait partie des choses que je ne renierai jamais, dans l’éducation, dans la culture et dans d’autres choses que je n’aurais pas pu avoir en Algérie. Ma langue maternelle est le français. Tous les gens que je voyais à Alger jusqu’au lycée, c’étaient que des francophones. C’est un milieu très particulier, je ne suis pas représentative de grand chose. J’ai vécu dans du coton, mes parents ont beaucoup d’argent, je voyage comme je veux, j’ai la double nationalité, donc j’ai tout un tas de possibilités… En Terminale, on a eu un gros problème, en trois jours, mes parents m’ont envoyée à Paris. Mes parents nous parlaient français. On habite dans un quartier qui n’est pas très dangereux. Mes parents ont quarante mille hôtels en France et à Alger. Moi j’estime maintenant que j’ai d’autres choses à reprocher à mes parents et je ne comprends pas du tout leur conception de l’éducation. A l’époque, je ne me rendais pas vraiment compte. On m’emmenait et on me ramenait du lycée dans une Mercedes avec ma mère qui n’a jamais travaillé. Mais mes parents sont, à l’origine très pauvres. Ma mère a arrêté l’école en troisième car son père voulait la marier, alors son frère l’a enlevée et l’a ramenée en Algérie. Mon père était berger, il n’a jamais étudié et ne savait pas écrire. Ils viennent d’un niveau social très défavorisé. Maintenant, ils vivent très bien. Heureusement qu’on a pris conscience de ce qu’il se passait. A la limite, j’ai pris conscience de beaucoup de choses en France car j’avais accès à tous les livres, etc., j’ai rencontré des gens très différents.

- C’est compliqué ?

 Non, je suis algérienne. Quand on me dit : " Tu es française d’origine algérienne ? ", je dit tout le temps : " Je suis algérienne ". Je ne dis pas : " Non, je suis algérienne ", je dis : " Je suis algérienne ".. Ma première identité, je suis algérienne. Mais, je suis très attachée à la France, c’est clair. Enfin, je me sens chez moi ici. Je ne me sens pas rejetée, ni marginalisée, j’ai beaucoup d’amis français, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’amis algériens qui ont quitté Alger avec moi. Ils restent entre eux, reproduisent le même système qu’à Alger. Toute ma vie, je serai amenée à revenir en France pour voir mes amis, ma belle-sœur, mon frère, ma nièce, pour pouvoir sortir, pour me promener vu qu’à Alger…